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Acte Quatrième - Scène Sixième

Dans les sombres enfers de l'âme

(traduction par Jean-Yves Maleuvre)

Basse vallée du Tibre. Cabane abandonnée dans un bois de myrte, aux alentours du camp troyen et carthaginois, près de Pallantée. La nuit suivante.

(Entre Carnéade)

CARNÉADE: La valeureuse Camille, ses Amazones et tout le peuple des Volsques belliqueux ont donc déposé les armes.

Parce que le signe de Diane leur est apparu clairement.

Précis et pointu comme une flèche phénicienne.

Et lorsque enfin l'ultime et irréductible Champion des antiques nations d'Ausonie est tombé sous le glaive du Champion du Destin, on a pu dire que la guerre scélérate était terminée.

Rome pourra maintenant surgir des fils d'Enée, et de Iule, son premier-né. Un jour viendra où le plus grand de ses descendants, César sera son nom, portera cette Ville jusqu'aux frontières du monde.

(Entre Enée)

Enée a vaincu, Enée a triomphé.

(Entre Didon, armée de son arc et de son carquois, et suivie à distance par Cadmus)

A présent Didon ne fait plus obstacle à la glorieuse mission du héros.

Mieux, elle a aplani tous les obstacles devant cette mission, et c'est comme si elle la scellait.

Didon la fugitive.

Celle qui à Carthage dispensait les lois, réglait les différends, et assignait avec justice le dur travail exigé par ses hautes entreprises

Hardie aventurière comme naguère la Phénicienne Elissa qui avait conduit les siens vers des terres lointaines pour y fonder un nouvel établissement, avec les mêmes lois et les mêmes raisons pour tous, et les mêmes fatigues.

Reine très noble, qui pleure ses pertes et honore tous ceux qui sont tombés.

(Entrent Nisus et Euryale)

Reine sans pareille, qui s'informe au sujet de deux jeunes, très jeunes preux, Nisus et Euryale, tels sont leurs noms.

(Didon les caresse)

Et qui caresse leurs visages ignorants [1].

Reine paradoxale, qui monte sur le bûcher sans s'y consumer, et s'y consume sans y monter.

Reine Didon, digne sceau d'une grande entreprise.

Et le Destin n'est plus hostile.

Enée s'enflamme donc de son ancienne passion.

Passion superficielle, toute en surface, au temps de Carthage.

Avec la complicité de la lune il vient à la rencontre de la Reine...

(Enée s'avance vers Didon et l'emmène avec lui. Cadmus reste à l'écart)

Enée et Didon s'éloignent sous les yeux de Cadmus.

Les yeux de la Reine cherchent ceux du Capitaine.

Mais cette fois Cadmus ne peut pas comprendre.

Froid et cruel, un coup de poignard a déjà percé son coeur.

Pire blessure l'âme du Phénicien jamais n'a connue...

(Cadmus sort. Entre Sichée, il s'approche d'Enée, mais celui-ci ne s'en rend pas compte)

Maintenant suivons le nouveau Roi, occupé à réitérer son ancienne entreprise.

Je vois des éclairs et j'entends le tonnerre.

La pluie me trempe et le vent me gifle.

Mais j'aperçois une cabane que je présume vide.

De nouveau le ciel se fait complice [2].

Thomas Hampson Jones

Panorama avec Didon et Enée
(1769, Saint-Pétersbourg, Hermitage)

De nouveau ils sont seuls et bien à l'abri, Enée et Didon.

Hier dans la grotte de Carthage, aujourd'hui dans la cabane de la future Rome.

Lui près d'elle.

Elle près de lui.

Enée lui prend la main.

Le coeur de la Reine s'affole, mais son esprit reste immobile.

Puis le coeur aussi ralentit.

Et enfin il se tait...

Didon retire sa main et en effleure la cicatrice qui marque son sein, cicatrice que la robe royale dérobe à la vue, mais certainement pas à son propre coeur.

La cabane n'est pas très différente de la grotte, elle est seulement plus confortable.

Pourtant Didon cette fois hésite.

Et Enée l'exhorte...

Laissons-les donc seuls...

(Carnéade sort)

ENÉE: Le Destin nous laisse finalement libres, ma Didon.

Ici surgira un grand empire et tu en seras la première Reine.

(Sichée s'interpose entre Enée et Didon, en se tournant vers le premier, mais celui-ci ne peut le voir. Alors il sort, en secouant la tête avec résignation)

DIDON: J'aurai donc le Destin pour mari?

Moi qui porte encore ses blessures?

ENÉE: De quoi parles-tu, Didon?

Ces blessures, qui te les a infligées?

(Didon se détourne, déçue)

DIDON: Mon amour pour toi est mort, Enée.

JE suis morte.

L'amour, tu l'as tué.

Et de moi tu t'es débarrassé comme d'un vieux bateau hors d'usage qu'on laisse au sec sur le rivage, indifférent aux caprices des flots, indifférent à son destin.

Moi j'ai parachevé ton oeuvre, parce que je t'ai aimé plus que ma propre vie.

Et celle-ci je te l'ai injustement sacrifiée.

Mais que soit révolu le temps de me plaindre et de te blâmer.

Parce que je ne suis plus victime, et que je ne crains plus mon bourreau.

ENÉE: « Parle-moi encore, Didon.

Nous n'en eûmes pas le loisir alors.

DIDON (après un silence prolongé): Ce n'est pas le silence qui manquait, Enée.

Mais mon âme par lui fut accablée.

Et mon esprit, rongé par l'insomnie, alla plus loin que ma propre âme.

Je hurlai ton nom en silence.

Afin que tu puisses me sauver.

Parce que c'était en ton pouvoir.

Parce que je t'adorais, Enée.

Ma vie était à la merci de tes vagues.

Qui refuserait une bouée à un naufragé?

Je t'appelai au secours, Enée.

Et pourtant je ne me tournai pas vers le grand héros de Troie, mais vers l'homme qui avait connu la douleur et la souffrance.

Seulement le héros avait détruit l'homme.

Et impassible, tu m'as regardée mourir.

Mais je ne te blâme pas, Enée, je prends sur moi la faute, parce que JE t'ai accordé plus que permis, et bien plus que la chair: mon âme tout entière.

Toutefois ne me blâme pas si je réserve la première, et si je reprends la seconde.

Si je délivre mon âme de l'épée cruelle qui l'a clouée à terre, à la merci des corbeaux et des chacals.

Je dois à un seul homme d'avoir échappé à la mort.

Et au même homme l'infime espérance de prolonger ma vie.

Mais cet homme-là, ce n'est plus toi, comme tu l'étais alors.

(Didon s'apprête à sortir)

ENÉE: Attends, ma Didon.

Ne me refuse pas la parole.

Toi, la resplendissante que tout roi voudrait avoir comme compagne.

Et que les Oréades [3] de Diane suivraient comme leur déesse.

Orazio Gentileschi

Diane

(1625)

Toi qui m'as reçu dans ton palais, quand je n'étais qu'un vagabond affamé.

Ouvre-moi encore ton coeur, car je suis enfin libre de t'ouvrir le mien.

Et je ne connais pas les tristes faits que tu évoques.

DIDON: Tu mens, Enée.

Et désormais notre temps est passé.

S'il fallait que le noble Cadmus ne m'ouvre pas son coeur, je retournerais à Carthage.

Et j'y demeurerais seule et sans héritiers.

Ces mots-là t'appartiennent, Enée [4]. Ou bien ne reconnais-tu pas tes propres mots?

Cesse donc, comme tu le disais, d'affliger mon coeur et le tien avec tes vaines lamentations [5].

Et sois libre de suivre ton destin, comme alors.

Quelle compagne t'a-t-il réservée, le Destin?

Quelle honnête fillette t'attend pour te donner des héritiers dignes de ta Gloire?

On affirme que la fille unique du vieux roi Latinus, Lavinia est son nom, arrachée à son premier amour [6], est déjà prête à t'épouser.

Et l'on affirme aussi que je suis, moi, l'espérance du roi Turnus.

Dans ce cas, il a bien mal placé son espérance.

Il ferait mieux de compter sur l'amour de Lavinia, et le nourrir en pratiquant la tempérance et la sagesse, plutôt qu'en brandissant des armes.

Mais j'argumente en vain.

Parce que le Destin s'est déjà prononcé.

Qu'attends-tu donc encore, Enée?

Sois libre de suivre ton destin, comme tu l'as été à Carthage.

ENÉE: Tu as changé, Didon.

DIDON: Non, je suis la même qu'alors.

La même.

Parce que je ne regrette pas d'avoir aimé.

ENÉE: Alors, je veux te parler une dernière fois.

DIDON: Or donc, adresse ton appel aux sombres enfers de mon âme, car c'est de ces lieux que je m'adresse maintenant à toi.

Car ta Didon est morte, Enée. Et son âme réside désormais aux enfers. Parmi les morts. Ombre parmi les ombres, dans les Champs des Pleurs [7].

(La lumière se tamise et devient grise, comme dans le vestibule des enfers rêvé par Enée)

Encore poignardée dans le dos par ta trahison.

Encore marquée à la poitrine par ton épée.

Personne ne t'a annoncé la nouvelle?

A rien n'ont servi les clairs présages?

Adresse-toi à moi pour ce que je suis, donc: âme consumée, errant à travers les Champs des Pleurs; prends le myrte sacré [8] qui filtre ici tel un signe du Destin; et dévoue-toi encore à ce Destin.

Mais que ton appel vienne du coeur, car cette Ombre est sur le point de s'éloigner...

(Didon se tourne. Enée hésite. Entre Virgile, et à son signal Enée prend la parole. Didon l'écoute, en restant tournée)

Piero Cattaneo

Didon et Enée en le Sixième Livre

(on remercie Dami Editore, Milan © 1993)

ENÉE [9]:

Malheureuse Didon, c'était vrai, je le vois, ce qu'on m'avait conté, que tu avais renversé ton flambeau, scellé ton destin par le fer. La cause de ta mort, hélas! fut-ce moi? J'en jure par les étoiles, par les dieux d'en haut et s'il est quelque foi au profond de la terre, j'ai quitté ton rivage, ô reine, malgré moi. Mais les ordres des dieux, qui maintenant me forcent d'aller à travers ces ombres, par ces lieux rongés de décrépitude, par cette nuit profonde, m'ont poussé de toute leur puissance; et je n'ai pu croire que par mon départ je te portais une si grande douleur. Arrête ta marche, ne te soustrais pas à notre présence. Devant qui t'enfuis-tu? La dernière fois que le destin me donne de te parler, c'est maintenant.

(Didon se retourne vers Enée)

DIDON: Je déploie mes voiles, fondateur de Rome.

Mais je le fais sans tramer de ruse, et de ma propre volonté, non par ordre du Destin.

Et en même temps je ne pars pas en ennemie ni ne m'en vais bien loin.

J'abdique, roi du Latium.

Je laisse Carthage à ma soeur bien-aimée, pour y ajouter de nouvelles pierres.

Toutefois je ne coifferai pas une nouvelle couronne.

Au nom de l'amour que je t'ai porté, tu seras encore mon hôte quand tu te rendras dans ma nouvelle ville, sur les collines hérissées.

Et tu en seras le Seigneur.

Et de même tes fils.

Les Seigneurs, ai-je dit.

Et non les Tyrans.

Car pour ceux-là il n'y aura point d'hospitalité.

Et de ma ville je serai encore la Souveraine sans couronne.

(Didon sort de la cabane et s'éloigne pour retourner au camp, mais en restant cependant sur la scène. Enée hésite, le regard tourné en direction de Didon; puis il sort, l'air absorbé. Entre Carnéade)

CARNÉADE: Didon est libre.

Son âme est délivrée.

Elle court chercher Cadmus.

Elle est anxieuse.

Son coeur recommence à battre.

Elle court chercher Cadmus.

L'homme qui a brisé son tombeau glacé.

Mais la lune est couverte.

Et le chemin est incertain...

(Didon est désorientée. Elle a perdu sa route et ne réussit pas à quitter la scène)

Cours, Didon, car ton âme est libre.

Et ton coeur a recommencé à battre.

Cours chercher Cadmus, mais fais attention à cette obscure forêt.

Ton esprit parcourt des routes de velours, avec des pieds de plume.

Mais fais attention à la route banale, car tu en as besoin maintenant pour rejoindre vite ton camp, où, encore pour peu de temps, tu auras chance de retrouver un coeur obstiné que vient de transpercer un cruel et froid coup de poignard.

(Carnéade sort. Didon continue à errer sur la scène. Puis elle s'arrête, tombe à genoux et hésite, avec un air de félicité et d'angoisse mêlées)

DIDON: Cadmus... Où es-tu?

Cadmus...

Où es-tu?

(Elle se lève et sort)

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[1] Ils ne savent pas qu'ils ont échappé à leur tragique destin, et au carnage "scélérat". Avec la survie de Nisus et d'Euryale, Didon obtient confirmation de la prophétie d'Apollon et du succès de sa propre mission.

[2] Comme à l'occasion de la partie de chasse à Carthage, lorsque dans son imprudence cette même Junon, en accord avec Vénus, mais pour des motifs contraires, déclencha soudainement une tempête pour favoriser une rencontre secrète entre Enée et Didon. Voir Enéide, IV, 160-8:

Pendant ce temps, le ciel commence à se mêler de vastes grondements, un orage surgit, mêlé de grêle; effrayés, l'escorte des Tyriens, la jeunesse de Troie, le petit-fils dardanien de Vénus ont cherché par la campagne des abris çà et là, au hasard; les torrents s'élancent des montagnes. Didon et le chef troyen se retrouvent dans la même grotte. La Terre en premier lieu, Junon qui préside à l'hymen donnent un signal: des feux, l'éther complice ont brillé pour des noces, du haut des sommets les nymphes ont poussé leurs clameurs.

[3] Nymphes du cortège de Diane.

[4] C'est ainsi en effet qu'Enée s'adresse à Didon au moment de quitter Carthage (Enéide, IV, 340-4):

«Moi, si les destins me permettaient de conduire ma vie sous mes propres auspices et d'ordonner selon mon gré mes travaux, ils seraient d'abord pour la ville de Troie, pour honorer les douces reliques des miens, les hautes demeures de Priam subsisteraient et j'aurais de ma main posé pour les vaincus une Pergame recommencée».

[5] Ainsi se conclut en effet le bref adieu d'Enée (Enéide, IV, 360-1):

«Cesse de nous tourmenter tous les deux de tes plaintes; ce n'est pas mon vouloir qui me fait poursuivre l'Italie».

[6] Turnus.

[7] Sorte de limbes païens (distincts du séjour des suicidés), où erraient, encore souffrantes, les âmes de ceux "que le dur amour a consumés en cruelles langueurs".

Enéide, VI, 440-4:

Non loin de là se découvrent, en tous sens étendus, les Champs des Pleurs; ainsi les nomme-t-on. Là ceux que le dur amour a consumés en cruelles langueurs trouvent asile sur des sentiers secrets; des buissons de myrte tout autour les protègent; leur peine, aux bras mêmes de la mort, ne les quitte.

La présence de Didon et de Sychée est objet d'analyse. En outre, Didon n'est pas du tout concernée par l'apparition d'Enée. L'hermétique virgilienne atteint ici l'un de ses sommets les plus sublimes.

Il apparaît au fond que le tourment de Didon résulte du sentiment impérissable de Sychée, qui l'a rejointe ici volontairement, afin de l'absoudre de sa faute, et la ramener à lui, en ce lieu ou dans un autre (VI, 472-4):

Enfin elle s'arracha et hostile s'enfuit dans le bois plein d'ombre où l'époux de jadis, Sychée, s'accorde à cette peine et y égale son amour.

[8] Plante consacrée à Vénus, déesse de l'amour; elle poussait en abondance dans le Champ des Pleurs.

[9] Enéide, VI, 456-66.

L'appel d'Enée à Didon dans l'outre-tombe constitue l'épilogue de la parabole virgilienne, sa SOMME et sa clé.

La citation intégrale du morceau permet de mettre en évidence le parcours "circulaire" décrit par la ligne narrative.

En fait, tout en changeant la mécanique des événements, et en particulier l'événement esthétiquement central de l'histoire virgilienne (la mort de Didon), on a repris tel quel son épilogue, pour montrer que les parcours consentis par Virgile à travers son encyclopédique et tinanesque description de l'âme humaine sont quasi infinis.

Ce qui n'empêche, bien sûr, que la position adoptée par le Poète Suprême ne soit unique et bien déterminée.

Tout comme est nette et bien visible la ligne de démarcation entre son admiration pour la Rome universelle, mère féconde du progrès et de la civilisation d'une part, et sa critique d'une Rome caricaturée en stérile dogme nationaliste.

L'analyse la plus pointue du divorce éthico-philosophique entre l'Empereur (Octavien) et le Sage (Virgile) se dégage des travaux philologiques de J.-Y. MALEUVRE.

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