
Préface
 
 
Didone Liberata? Tout lecteur de Virgile sait comment la Reine de Carthage, 
trahie et abandonnée par le "pieux Enée" en qui elle avait placé son amour, se 
délivra du poids de son chagrin et de sa honte en s'enfonçant une épée dans le 
coeur. Une délivrance qui nous laisse un goût amer, une délivrance par le bas, 
une défaite. Comme on aimerait récrire l'histoire, sauver la Reine in extremis 
et changer sa défaite en triomphe! Mais il fallait oser le faire, et Salvatore 
Conte a osé. Fort de la passion intransigeante qu'il a conçue pour la création 
de Virgile, et non sans se recommander de précédents aussi prestigieux que 
Chaucer, Le Tasse, Shakespeare, ou encore Leopardi, il ouvre toutes grandes les 
ailes d'une imagination qu'il a fertile et généreuse. Et voilà qu'à sa suite on 
se prend à rêver...
 
Non, Didon ne s'est pas suicidée. Cadmus, le capitaine de sa garde, qui l'aime 
en secret et veille sur elle comme sur la prunelle de ses yeux, a prévenu à 
temps le geste sacrilège. Sauvée contre sa volonté, mais désormais acceptant la 
vie, la Reine cherchera-t-elle à prendre sa revanche sur son bourreau troyen? 
Oui, magnifiquement, en ne se vengeant pas, alors que l'occasion idéale lui en 
est offerte par le dieu Mars. Enée enfin repentant essaiera de la reconquérir. 
Trop tard! Il lui faudra, la mort dans l'âme, voir celle qu'il aime lui tourner 
le dos et s'en aller main dans la main avec l'heureux Cadmus fonder la nouvelle 
Tyr sur les pentes des Monts Albains. Juste retour des choses et happy end.
 
On entend d'ici protester les doctes. Quoi! si peu de respect pour l'Enéide! 
traiter aussi à la légère un chef-d'oeuvre immortel! confondre Virgile avec 
Rocambole! Et pour comble annoncer fièrement que l'héroïne ainsi réinventée 
n'est ni plus ni moins que "l'authentique Didon virgilienne"! N'est-ce pas de la 
provocation?
 
Salvatore Conte n'a pourtant rien d'un provocateur. Simplement, il a lu Virgile 
et il l'a bien lu, c'est-à-dire avec l'intelligence du coeur. C'est ainsi qu'il 
faut lire le Maximus Vates, lui-même nous l'a dit:
 
Si quis amore captus...
 
 
Il faut tomber sous le charme, et Salvatore Conte est tombé sous le charme. 
Aussi, même s'il peut comme tout un chacun se tromper sur tel ou tel détail, 
s'abuser par exemple sur le compte de Latinus ou accorder trop chichement à 
l'infortuné Turnus mais trop généreusement à Nisus et Euryale, jamais il ne 
faillira sur l'essentiel. [...omissis...] Il sait que le poète, en 
dépit d'apparences contraires, condamne Enée et glorifie Didon; il sait que le
Fatum n'est rien d'autre dans la bouche du Troyen que le prête-nom 
hypocrite d'une volonté de puissance sans limites ni vergogne; il sait que les 
dieux peuvent mentir ou n'être que des fantoches, voire des fantômes; il sait 
que Rome et Carthage ne s'opposent pas comme des entités ethniques, mais bien 
plutôt comme des symboles moraux, et que la Ville aux Sept Collines n'a aucun 
avenir qui vaille si elle n'intègre pas les idéaux incarnés par Didon; il sait 
enfin, comme le rappelle le preux Cadmus, que les valeurs de l'héroïsme en 
viennent à s'inverser dès lors qu'elles entrent en contradiction avec celles de 
la simple humanité:
 
ma molto possiamo essere, se 
accettiamo d'essere uomini...
 
 
Tout le reste est littérature. Mais, pour notre plus grand bonheur, celle-ci est 
du meilleur aloi.
 
Oh Cantor di Roma, e Sommo 
Vate dell'Umanità tutta...
 
 
D'emblée, nous sommes élevés à la bonne hauteur, la seule qui convienne à la 
Reine de Carthage, et de ces cimes nous ne descendrons plus jusqu'au rideau 
final. L'exploit est à saluer, s'il est vrai que trop souvent, selon le mot 
d'Horace, les montagnes accouchent d'une souris. Une langue souple et 
harmonieuse, tantôt plaintive et alanguie, tantôt tranchante comme le scalpel ou 
cinglante comme le fouet, incantatoire parfois ou encore haletante, mais 
toujours adaptée à l'objet qu'elle touche, ou plutôt qu'elle effleure avec cette 
aérienne délicatesse que d'aucuns appellent la poésie:
 
Dalla mente eccelsa la forma
 
 
Salvatore Conte est bien armé. D'autant qu'il a un sens inné du théâtre, soigne 
la mise en scène, alterne dialogues et monologues, exploite subtilement 
l'aparté, ménage les rebondissements, gère les situations fortes et entretient 
le suspense. [...omissis...] Sous son regard les frontières se 
dissolvent, les dieux se mêlent aux mortels, les vivants côtoient les morts, le 
rêve et la réalité se télescopent, tandis que Virgile et Busenello se promènent 
souverainement dans une dimension de nous inconnue. Et lui, Carnéade, 
l'audacieux et le malicieux maître d'oeuvre de toutes ces merveilles, voilà pour 
finir qu'il s'avance, humble et respectueux, vers le Poète Suprême afin 
d'implorer son pardon pour le complot qu'il vient d'ourdir.
 
L'absolution, Carnéade, ou une bénédiction pleine et entière? Pour le public 
comblé que nous sommes, la réponse ne fait guère de doute.
 
Jean-Yves Maleuvre
